La dichotomie locuteur natif et non natif est très remise en question par les sociolinguistes anglophones qui y voient souvent le résultat d’un « étiquetage » qui révèle l’assignation d’identités socialement et ethniquement situées.
Prenons alors le cas de la langue de Shakespeare. L’anglais est la première langue mondiale en nombre de locuteur absolu. Parmi les 1,5 milliard de personnes qui parlent anglais dans le monde, seulement 375 millions sont considérées comme des locuteurs natifs. À l’instar du français, la langue anglaise comptabilise plus de locuteurs en dehors de ses frontières, c’est-à-dire en dehors de l’ensemble des pays où elle est majoritairement langue première. Si ces statistiques n’abordent que très superficiellement une réalité linguistique complexe, elles traduisent néanmoins l’adoption d’un prisme idéologique omniprésent dans l’étude des langues: la distinction entre locuteurs natifs et locuteurs non-natifs.
Cette distinction renvoie à une norme qui serait celle des « origines » et à la notion de possession, de propriété. La déterritorialisation d’une langue, sa grande diffusion et la pluralité des variétés parlées remettent en question l’existence d’une norme ; d’autant plus lorsque la plus grande majorité des locuteurs se trouvent en dehors des nations où elle est langue maternelle. Et pourtant, ces catégories persistent dans le vocabulaire des linguistes et des enseignants.
L’OIF ne réalise pas d’études statistiques en établissant cette distinction. La différenciation s’opère dans les termes suivant : « naitre en français » et « vivre en français », les situations de francophonie étant trop complexes pour être catégorisés. Néanmoins, cela ne signifie pas que la différenciation n’est pas présente socialement. Des offres d’emploi aux spots publicitaires dans le métro, on met en avant le locuteur natif comme modèle ou norme recherchée. Quitte à choisir, autant se diriger vers le « locuteur originel », non ?
Comment s’approprier une langue et se sentir locuteur légitime si le modèle du natif entrave son appropriation ? Les parlées d’autres régions sont-ils des variantes mineures ?
Ce questionnement surgit alors que, dans le cadre de mon mémoire, j’essaie de comprendre l’insécurité linguistique des enseignants de français que j’ai rencontrés. J’en suis rapidement venue à la conclusion qu’il s’agissait d’un sentiment de non-propriété du français qui résultait de l’étiquetage non-natif qu’ils semblaient avoir intégré. Au delà des débats linguistiques, la question est sociale. Si la langue est un capital culturel tel que défini par Bourdieu , alors identité sociale et identité linguistique sont intrinsèquement liées. Si la première est dévalorisée, la seconde en est fragilisée.
Nous destinant à la carrière d’enseignant de langue, il est nécessaire d’adopter une démarche de « dénativation » de l’objet à enseigner, selon moi. Le risque d’un tel discours n’est pas simplement de diffuser une vision réductrice de la langue comme système figé mais également un ensemble de stygmates socioculturels .
La langue est sytème, la langue est variation !
———————————————————————————–
Higgins, Christina. 2003 « »Ownership » Of English In The Outer Circle: An Alternative To The NS-NNS Dichotomy ». TESOL Quarterly 37.4: 615. Web.
Kachru, Braj. 1994 ‘The Speaking Tree: A Medium of Plural Canons’. In Tickoo, M. (ed.)1994 Language and Culture in Multilingual Societies. Singapore: SEAMEO RELC.
Widdowson, Henry. 1994 The Ownership of English. TESOL Quarterly 28:2,377-388.