« Si un homme, une femme, un enfant souffrent et que personne ne veut les secourir, vous entendrez tout. Toutes les excuses, toutes les justifications, toutes les bonnes raisons de ne pas leur tendre la main.
Dès qu’il s’agit de ne pas aider quelqu’un, on entend tout.
A commencer par le silence.
Si cet homme, cette femme ou cet enfant qui souffrent ne sont pas seuls à souffrir, s’il y a une guerre à nos portes, s’ils sont des milliers, des dizaines de milliers, des centaines de milliers, peut-être un million à nous demander de l’aide, nous ne pouvons pas ne pas en parler. Notre silence serait assourdissant.
Alors, voilà que nos politiques, nos journaux, nos télés, nos radios cherchent des mots. Et voilà qu’ils cherchent des images.
Ils doivent parler de victimes de guerre, n’est-ce pas? D’hommes, de femmes, d’enfants qu’on bombarde, qu’on fusille, qu’on torture, qu’on terrorise, qu’on affame, dont on a détruit les villes, dont on a brûlé les maisons, qui ont déjà perdu un père, un frère, des parents des amis. Ils doivent parler de rescapés qui fuient sur des routes qui ne sont même plus des routes, pour sauver leurs vies qui ne sont presque plus des vies.
Ce sont de ces gens-là que nous devons parler, n’est-ce pas? De ces gens dont nous pourrions faire partie, qui pourraient être moi, toi, vous.
Nous.
Mais qui sont eux.
Et comment parlent-ils d’eux, presque tous nos politiques, presque tous nos journaux, presque toutes nos radios, presque toutes nos télés? Et le Net lui aussi! Quels mots choisissent-ils? Quels mots répètent -ils du matin au soir, jour après jour, sans jamais en changer?
Ils parlent d’EXODE
Ils parlent de MASSES
Ils parlent de HORDES
Ils parlent de DEFERLEMENT
Ils parlent de MULTITUDE
Ils parlent d’INVASION
Ils répètent inlassablement ces mots:
EXODE
MASSES
HORDES
DEFERLEMENT
MULTITUDE
INVASION
Ils montrent inlassablement les mêmes images: des images de foules. Des grappes humaines accrochées à de bateaux qui coulent, des foules parquées dans des camps qui ne peuvent pas les contenir, d’immenses colonnes de victimes jetées sur des routes jusqu’à l’horizon. Et pendant que nos yeux ne voient que ces images, nos oreilles n’entendent que ces mots:
EXODE
MASSES
HORDES
DEFERLEMENT
MULTITUDE
INVASION
Du coup, ce n’est plus l’homme qui souffre que nous voyons sur ces images, ni la femme, ni l’enfant…Ce ne sont même plus des êtres humains, c’est un grouillement, un pullulent, un déferlement. Une effrayante menace. Avec ces phrases qui bourdonnent comme des guêpes autour de ces images:
« Nous ne pouvons pas accueillir tout le malheur du monde! »
« Pas la même culture… »
« Pas la même religion … »
« Pas les mêmes coutumes… »
« Menace pour nos chômeurs… »
« Menace pour nos travailleurs… »
« Menace pour notre identité… »
Et, petit à petit, c’est comme si chacun de nous se sentait seul et menacé par cette « marée humaine » qui n’a plus rien d’humain. Tout à coup, c’est comme si ces gens qui ne sont plus de gens, qui sont eux et pas nous, étaient plus nombreux que nous.
Comme s’ils étaient la majorité et nous la minorité menacée. Et nous voilà tentés de nous refermer sur notre peur, sur notre refus d’aider, sur notre silence.
STOP!
Débranchons-nous. Concentrons nous. Ecoutons un autre silence: celui dont nous avons besoin pour réfléchir un peu.
Et réfléchissons.
Un peu.
Combien sont-ils en réalité, l’homme, la femme, l’enfant, qui fuient ces guerres et frappent à notre porte?
Cinq cent mille? Un million? Deux?
Combien sommes-nous, ici, en France?
Soixante-six millions.
Soixante-six fois plus!
Soixante-six Français ne sont pas assez nombreux pour accueillir un ou deux hommes qui souffrent?
Admettons.
Combien sommes-nous en Europe?
508 millions.
Cinq cent huit Européens ne sont pas assez nombreux pour accueillir un ou deux hommes qui souffrent?
Admettons.
Ajoutons 318 millions d’Américain, 146 millions de Russes, 36 millions de Canadiens, 23 millions d’Australiens, ajoutons 1 milliard et 366 millions de Chinois.
Nous voyons bien que c’est ne pas une question de nombre.
Mais de volonté.
… » Extrait du texte de Daniel Pennac dans « Eux, c’est nous »
Il y a-t-il quelqu’un qui peut rester neutre en lisant ces lignes? Il y a-t-il quelqu’un qui peut rester neutre en sachant que le frère de son apprenant est en prison pour s’avoir opposé au régime du pays et qu’il risque de mourir d’un moment à l’autre ? Il y a-t-il un enseignant de FLE qui peut rester neutre quand il sait que certains de ses apprenants n’apprennent pas le français par amour mais parce qu’ils n’ont pas d’autre choix?
Moi je ne peux pas. Je ne peux pas et je ne veux pas rester neutre quand il s’agit des êtres humains en difficulté, ayant besoin d’aide, de soutien. Je ne peux pas rester neutre quand ils me racontent leurs histoires personnelles portant les traces de la réalité des vies des réfugiés et cette douleur de l’exode. Je refuse de rester totalement objective. Je sais que je risque de ne pas avoir le master idéal à cause de cela mais pour moi il sera au moins une tentative, une voix parmi autant d’autres pour crier, pour transmettre mon message, les messages de mes apprenants.
J’assumerai mes écrits subjectives et je les défendrai.
Qu’est-ce qui nous distingue au final des animaux? Marcher sur deux pieds? Les grands singes ont cette capacité. Communiquer? Plusieurs animaux ont la capacité de communiquer dans leur propre « langage » (pensez aux danses des abeilles , aux sifflements et mouvements des dauphins, au « parler » oiseaux , au miaulement des chats etc).
L’ empathie. C’est l’empathie qui fait que nous sommes des êtres humains. Et qu’est-ce que c’est? C’est de se mettre à la place de l’autre. Non pour le critiquer et lui faire la morale mais pour le comprendre et l’embrasser dans toute sa faiblesse. C’est comprendre la douleur de quelqu’un parce qu’on l’a vécu ou faire une tentative de la comprendre parce eux aurait pu être moi ou nous. L’empathie est un don tellement important qu’il faut qu’on le conserve si non on risque de ruptures dans nos relations avec notre entourage (animaux et plantes inclus!)
J’aime la définition de larousse.fr ; « calque de l’allemand Einfühlung mais étymologiquement venant du grec du latin in, dans, à l’intérieur, et du grec pathos, ce qu’on éprouve, souffrance. Faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent. »
Si je manque d’empathie et je reste totalement neutre aux besoins sociales de mes apprenants je risque de perdre le fil. Je vais réussir à les enseigner la grammaire et le vocabulaire de leur niveau mais si en plus je suis ouverte aux réalités auxquelles ils sont confrontés ils verront quelqu’un qui fait des efforts pour comprendre leur situation et leur état d’âme. Leurs besoins de commencement d’une nouvelle vie ne sont pas seulement d’ordre d’apprentissage d’une LE. Au delà de la science il y a l’être humain avec son instinct, son cœur et sa raison.
* Le titre de mon article « L’instinct , le cœur et la raison » vient du titre du texte inédit de Pennac D. dans « Eux, c’est nous ».
Bibliographie
Pennac D., 2015, Eux, c’est nous, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés
Sitographie
http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/empathie/28880
http://www.ohchr.org/EN/UDHR/Pages/Language.aspx?LangID=frn