C’était jeudi dernier. Je n’en pouvais plus. Il m’a pris la tête. Bon c’est vrai je n’avais pas beaucoup dormi et c’est fatal avec les enfants surtout quand on les a entre 17h et 18h30. Qu’est-ce qu’il fait là ? Pourquoi vient-il aux ateliers ? Ce ne sont pas ses parents qui l’y obligent. Ils sont italiens. Ils n’ont pas compris pourquoi il voulait se joindre à nous chaque jeudi pour apprendre le vietnamien. Chaque jeudi, il est là et à chaque fois, je dois le reprendre. Il goûte juste avant de s’asseoir, dès que quelque chose peut être mis en boule, il shoote dedans ou le lance en l’air. Cette fois-ci, j’en ai eu marre. Je l’ai pris entre quatre yeux et je lui ai demandé ce qu’il venait faire là. Si c’était pour mettre le bazar, ce n’était pas la peine de venir. En attendant la fin de l’atelier, il pouvait tout aussi s’asseoir sur une chaise dans le couloir…
Ma décision était prise. J’allais parler à sa mère et le renvoyer chez lui. Je n’ai après tout aucune obligation. Je n’interviens pas dans une institution publique, mes ateliers ne sont financés par aucun organisme. Ce sont pour ainsi des « ateliers de loisir ». Et pourtant, j’ai beau me dire que je vais parler avec sa mère, je ne le fais pas.
Voilà, ce n’est certes pas une image mais il apprend. Sa prononciation est même excellente. Il a parfois du mal à s’y mettre mais est très content de lui quand il y arrive. Et lorsqu’il revient chez lui, il n’hésite pas à continuer à chanter ce qu’il a appris. Samedi dernier après les fameux joyeux anniversaire et happy birthday, certains ont réclamé la version vietnamienne. Il s’est faufilé et a entonné avec nous tant bien que mal « mừng ngày sinh nhật của em ». Hier soir encore, il m’a appelée. De sa petite voix, il m’a redemandé de répéter bonne année en vientamien pour présenter ses voeux à ses parents comme nous nous l’étions fixés jeudi dernier. Ange ou démon, il est motivé. Ce n’est pas tant qu’il perturbe l’atelier qui me dérange. C’est surtout que je n’arrive pas à saisir comment me comporter avec lui. Qu’est-ce qui ne va pas ? Le cadre ? Je l’ai modifié. Les activités ? J’essaye à chaque fois de les renouveler. C’est sûr il faut que j’arrête de me demander ce qui le pouse, chaque jeudi, à se joindre à nous. Il est là et je dois faire avec. Pour le reste cela le regarde. Mon souci en tant qu’enseignante est de me centrer sur l’apprentissage et son implication dans l’apprentissage. Tiens ça me rappelle quelque chose ça… implication dans l’apprentissage….
Dans son dernier livre, Charles Hadji rappelle que, pour jouer le jeu de l’apprentissage, l’élève doit être « suffisamment motivé pour s’engager affectivement et cognitivement dans la tâche » (2012 : 146). L’élève tout comme l’enseignant a plus de chances d’y arriver s’il se sent capable d’exercer un contrôle sur son activité, capable de la réussir et de pouvoir recevoir en retour des informations sur « sa performance ».
« Tout come l’enseignant »… Il m’a bien fallu ces quelques lignes et les suivantes de Comment impliquer l’élève dans ses apprentissages, pour commencer à cerner les problèmes et me sentir, moi-même, capable d’exercer de nouveau un contrôle sur mon activité…
Des activités proches de la vie réelle, contextualisées et réalistes, j’en propose. Dès le premier spectacle de fin d’année, il m’était devenu évident que les enfants apprenaient mieux quand cela faisait sens. Les chansons étaient connues sur le bout des doigts juste après le spectacle… Certaines activités pouvaient en revanche leur paraître parfois trop simples ou trop difficiles. Pas facile de se trouver juste dans leur zone proximale de développement d’autant plus qu’une moitié du groupe a commencé l’atelier il y a trois ans et que l’autre vient tout juste de l’intégrer. J’aurais à gagner à différencier mon enseignement. Ce n’est pas parce qu’on est six ou qu’on travaille en sous-groupe qu’on fait forcément de la pédagogie différenciée.
Pour différencier l’enseignement, s’approcher de la zone proximale de développement, imaginer des tâches intéressantes, je me suis jusque-là contentée de mes observations, de mes ressentis. Il me fallait maintenant impliquer davantage ces six enfants dans leurs apprentissages, les associer à leur prise en charge et prendre le temps de leur expliquer les finalités et objectifs des séquences, mais aussi des séances et des activités. Ils ont certes envie d’apprendre mais cela ne suffit pas. Ils doivent aussi se rendre compte du chemin à parcourir et en saisir le sens. Pour que je puisse, moi, savoir comment les aider, il leur faut se poser et réfléchir sur ce qu’ils font, leur manière d’apprendre. Une activité semble trop facile ? Au lieu de faire autre chose, on pourrait déjà se dire que c’est parce qu’elle nous semble trop facile ou trop bête qu’on passe à autre chose. On pourrait aussi se demander comment la rendre plus intéressante. Et si on a l’impression que notre tête est trop pleine, pourquoi ne pas faire une pause ou passer à une autre activité plus distrayante ?
Je me demande pourquoi ce que je faisais avec les adultes, je ne le fais pas avec les enfants ou si peu. Je n’ai jamais sous-estimé leur intelligence. C’est, je pense, leur manière de réagir qui est différente. Autant l’apprenant adulte me dira avec des mots ce qui ne va pas ou se bloquera, refusant d’avancer, autant l’enfant continuera à venir, à s’y inéresser tout en faisant autre chose jusqu’à ce qu’il en ait assez ou que l’autre le remarque. C’est cette manière d’être qui me déstabilise et aussi la légère crainte de ne plus être en mesure de tenir le cadre. Les associer à certaines prises de décision ne laisserait pas la porte ouverte à… je ne sais pas trop quoi… ?
Rien ne sert de se prendre la tête, il faut s’y mettre.
Hadji C., Comment impliquer l’élève dans ses apprentissages. L’autorégulation, une voie pour la réussite scolaire, Paris : ESF éditeur, 2012.