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Enseigner ou éduquer aux savoirs : savoirs-être, savoirs-faire, et savoirs-vivre

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« C’est à la maison que votre enfant doit apprendre les mots magiques : bonjour, bonsoir, s’il vous plaît, est-ce que je peux, pardon et merci beaucoup »

En janvier dernier, des enseignants suédois (quelque peu excédés comme on peut l’imaginer) se sont permis de poster sur Facebook ce petit « rappel » à l’attention des parents d’élèves[1], non sans une touche de remontrances. Soit un petit rappel qui relève de l’évidence. En tout cas pour moi. Évidence qui ne semble pas être partagée ou du moins qui semble avoir été oubliée pour certains. Et vous ?

« Ici, à l’école, nous lui apprenons les mathématiques, le portugais, l’histoire, les sciences, la géographie, l’anglais et l’éducation physique et ne faisons que renforcer l’éducation que votre enfant a reçue à la maison »

Le post n’a pas tardé à être relayé sur l’ensemble de la toile, ce qui a bien sûr alimenté -pour ne pas dire envenimé- un débat déjà délicat : quelle est la véritable posture d’un enseignant ?

  • Un transmetteur de savoirs et de connaissances ? Pas uniquement
  • Un expert disciplinaire ? De moins en moins alors que la transdisciplinarité est à l’œuvre dans les formations professionnelles, mais remise en cause dans l’élaboration des programmes et des emplois du temps scolaire
  • Un éducateur social ? Mais ces jeunes professionnels n’ont pas forcément « signé » pour ça, ou n’en ont pas vraiment eu conscience. Reste encore à savoir comment ces futurs enseignants conçoivent effectivement leur « vocation » professionnelle
  • Et qu’en est-il alors de leur formation à éduquer convenablement et pertinemment ces élèves, au delà d’une transmission de connaissances ? (Dans ce billet, je ne vais pas revenir sur la situation délicate des stagiaires issus de différents ESPE à travers la France dont les témoignages pour le moins inquiétant accusent une formation insuffisante voir inadéquate et justifient l’état de grève dans certains ESPE ces derniers mois)

Car oui, cette situation n’est pas exclusive à la Suède. Beaucoup de mes camarades devenus jeunes instituteurs en France ou enseignants stagiaires à l’ESPE me régalent occasionnellement de leurs anecdotes, de scènes de vie quotidiennes où leurs missions éducatives dans la classe se transforment en véritable commando « Éduc Spé », ce qui retardent considérablement l’avancée du travail de transmission de connaissances. À la fois lassés d’en arriver au fameux « retard sur le programme », ils me témoignent aussi de leur colère et leur frustration, dues au manque de soutien de leur hiérarchie, de rapports conflictuels avec les parents d’élèves et se plaignent du manque de formation, que ce soit en termes de moyens, de structure mais aussi de contenus qu’ils voudraient plus pragmatiques et humanistes


Comment désigner et expliquer cette situation en France ?

Certains prendront le chemin de la facilité en dénonçant une « crise de l’éducation en France » sans vraiment l’expliciter, ni la dénouer, comme nouveau symptôme de lassitude.

D’autres accuseront d’emblée le Ministère de l’Éducation Nationale qui « a tué l’enseignement public à coups répétés de réformes », selon une opinion que je ne cesse d’entendre personnellement sous différentes formulations.

Les uns rejetteront la faute en masse sur le corps professoral ou sur la médiocre formation qui leur serait réservée.

Les autres admettront que les parents ont pris de mauvaises habitudes, et délaissent entièrement ou partiellement l’éducation de leurs enfants aux maîtres et maîtresses d’école.


Voilà une situation bien délicate et inquiétante alors qu’on ne cesse de prôner toujours plus l’éducation comme une arme d’empowerment, comme bouclier contre l’incivilité et la radicalisation. Et que dire de l’image du professeur : admiré et respecté par ces parents d’élèves auparavant ; aujourd’hui en conflits avec ces derniers, et à la merci du regard de la société, réduit à un simple « fonctionnaire fainéant, toujours en vacances, au service de l’instrument politique et responsable de l’uniformisation et de l’alignement des petits français sur un seul modèle, comme coulés dans le moule de l’école Républicaine » (je n’ai pas inventé ces propos, je les ai entendus pas plus tard qu’hier soir)


Et puis, il y a Edgar Morin.

(Ai-je vraiment besoin de le présenter ? Si vous ne le connaissez pas encore, il n’est jamais trop tard. Si nous n’avez pas eu l’occasion de vous intéresser à ses travaux, n’hésitez pas une seconde plus. Comme un ami s’amusait à me le rappeler il y a quelques semaines « Morin peut être et devrait être une référence dans TOUS les domaines », alors pourquoi dans vos propres recherches ?)

Sociologue, philosophe et chercheur émérite, Edgar Morin est devenu l’une des personnalités intellectuelles françaises les plus appréciées et mondialement reconnues, dont la liste de publications, de communications et de contributions à la recherche à de quoi faire pâlir. Auteur et chercheur dans de multiples domaines, Morin se définit lui-même comme un « constructiviste » militant pour une pensée complexe et une pensée qui relie (Relier les connaissances, 1999, Le Seuil). Un philosophe certes, concerné par les problématiques de la connaissance et de la réflexion, mais aussi illustrant une certaine figure de pédagogue : Morin applique et illustre ces réflexions sur le terrain de la société française moderne et milite notamment pour une refonte du système éducatif, en s’intéressant non seulement au public des enseignés, mais aussi à celui des enseignants. Un philosophe et un sociologue. Je me permets d’y ajouter la carte de pédagogue.

 

Alors ? Enseigner des connaissances ou éduquer les jeunes générations aux savoirs vivre ?

Morin tente d’y répondre avec un ouvrage publié aux Éditions Actes Sud, dans la collection Domaine du possible / Changer l’éducation, dont le titre résonne comme un manifeste « Enseigner à vivre » (2014)

Sa proposition ? Ne pas se restreindre à transmettre des connaissances dans un processus vertical mais installer une atmosphère d’épanouissement individuel et de solidarité collective. Faire la place, l’équilibre et le lien entre les connaissances scolaires et les savoirs vivre, non seulement en classe (autonomie, conscientisation des apprentissages et de leur utilité) mais aussi dans le reste de la société (entre les générations, entre les cultures différentes, dans le respect et la liberté de chacun)

Son reproche au système éducatif actuel ? L’éducation nationale et ses représentants, les enseignants, ne sont pas (ou plus) en mesure de préparer les élèves à leur vie adulte. Les disciplines scolaires (mathématiques, histoire, langues vivantes) soulevées dans le post des enseignants suédois que j’ai évoqué, ne doivent pas et ne peuvent plus être les seuls domaines d’éducation car il existe bien une carence de l’éducation que je qualifie ici de « primaire », matérialiser par l’abandon conscient ou non des parents qui relègue leur fonction d’éducateurs aux enseignants. Il ne s’agit pas de répondre à cette absence mais de pouvoir donner à chaque enfant les mêmes bases de savoirs vivre, peu importe son éducation familiale, dans un souci d’égalité. Ces disciplines scolaires sont indispensables mais Morin interpelle sur l’opportunité que les sciences humaines et sociales telles que la philosophie, l’anthropologie culturelle et la sociologie peuvent offrir à l’échelle de l’école primaire, dont ces élèves de l’élémentaire doivent pouvoir en bénéficier (et non attendre leur arrivée au lycée ou à l’université, comme moi, pour en réaliser le potentiel de réflexivité et d’épanouissement)

Autre parallèle ? Cette refonte du système éducatif doit s’articuler autour des nouveaux enjeux sociaux et prendre en compte la multiculturalité de la société française actuelle (chapitre 2)

Quels sont les dangers ou selon Morin « les cécités de la connaissance » ? Le lecteur pourra en retenir deux : l’illusion et l’erreur à ne pas surestimer, ni sous-estimer dans la mesure où « Autant l’erreur ignorée est néfaste, autant l’erreur reconnue, analysée et dépassée est positive » (p.73 ; chapitre 4). J’ai ressenti un certain paradoxe en lisant ces quelques paragraphes, où le pilier sous-entendu est bien la conscientisation comme processus d’éducation et d’apprentissage. Mais conscientiser le moindre élément, le moindre comportement est relativement vain. Un professeur ne peut être omniscient et omniprésent dans l’absolu. C’est la raison pour laquelle la place de l’incertitude peut et doit être assumée dans son caractère inhérent au processus d’enseignement et d’apprentissage car « il faut apprendre à naviguer dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitude. Il faudrait enseigner des principes de stratégie, qui permettent d’affronter les aléas, l’inattendu et l’incertain, et de modifier leur développement, en vertu des informations acquises en cours de route. On n’élime pas l’incertitude, on négocie avec elle » (p.37 ; chapitre 1)

La ou les clé(s) ? La compréhension dans un comportement d’empathie dont l’enseignant doit s’efforcer d’en montrer l’exemple pour le transmettre à l’enseigné. L’empathie est une notion qui a le vent en poupe depuis ces derniers temps dans le champ de la recherche en didactologie et la compréhension est devenu un terrain de recherche, un mode de fonctionnement à développer et à théoriser selon le contexte d’éducation, ou de recherche. Déjà en 2014, Morin en faisait l’éloge : « Vivre nous confronte sans cesse à autrui, familial, familier, inconnu, étranger. Et nous avons dans toutes nos rencontres et nos relations besoin de comprendre autrui et d’être compris par autrui. Vivre c’est avoir sans cesse besoin de comprendre et d’être compris. Notre époque de communication n’est pas pour autant une époque de compréhensions (…) La compréhension humaine n’est nulle part enseignée. Or le mal des incompréhensions ronge nos vies, détermine des comportements aberrants, des ruptures, des insultes, des chagrins » (pp.21-22 ; chapitre 3)

 

Pour Edgar Morin, la meilleure figure de l’enseignant serait celle, à la fois de transmetteur de connaissances et d’éducateur, non pas social (à la manière des éducateurs spécialisés) mais d’éducateur à l’apprentissage de la vie. Cet ouvrage explicite bon nombre de dysfonctionnements actuels dans le système et en propose des remédiations profondes. Les enjeux non seulement scolaires mais aussi socio-politiques et écologiques sont appelés. Enfin, la portée d’éducation à la citoyenneté terrestre (p.105) m’a particulièrement plu et saura en séduire plus d’un.

 

J’ai fait le choix dans ce billet de me concentrer sur cet ouvrage, sur les échos et les réflexions que j’ai pu en avoir. Bien sûr, j’aurais pu élaborer une transposition dans la cadre de l’enseignement/apprentissage du FLE, mais elle mérite à elle seule un billet entier (et surtout, pour être honnête, il s’agit de réflexions théoriques et praxéologiques au cœur de mon mémoire, que je préfère ne pas encore révéler).

 

Enfin, les derniers chapitres intitulés « Être humain » (chapitre 5) et « Être français » (chapitre 6) sont ceux qui m’ont poussé à lire l’ouvrage, dans mes propres intérêts de recherche pour mon mémoire. Du moins, au départ. Car assez curieusement, le reste de l’ouvrage l’a emporté sur ces deux derniers chapitres, dont je recommande toute de même la lecture. Je ne saurais vous en faire un résumé ou une analyse, ni même vous en proposer quelques citations dans la mesure où je ne saurais comment faire, lesquelles sélectionner. Morin est bien maître de la pensée complexe et le meilleur conseil que je puisse vous donner et d’en faire l’expérience vous-même.

[1] http://www.huffingtonpost.fr/2017/01/25/message-parents-profs_a_21662454/

Floriane Gonidec

actuellement étudiante en M2 Didactique des langues et des cultures de l'université Paris 3. Licence de Lettres Modernes de Rennes 2

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