Le samedi 28 janvier 2017, à 15h, au Pavillon du Carré Baudoin, dans le 20ème arrondissement de Paris, était projeté le premier film du festival ciné Ménilmontant https://www.facebook.com/festivalcinemenilmontant/. Il s’agissait du documentaire de Sylvain Piot, au titre énigmatique de Youssef le Guembri1. Il y manque quelque chose… un verbe… une copule… un connecteur… c’est certain, il manque au moins une virgule… ou même un point d’exclamation ! L’histoire, elle, est très facile à retenir : Youssef fabrique l’instrument avec lequel il va jouer sa musique. Voilà tout. Le réalisateur a donc filmé le musicien, que l’on découvre ici dans son costume de luthier-menuisier-ébéniste.
Youssef est arrivé d’Essaouira, on ne sait ni quand ni comment. Toujours est-il qu’il est maintenant ici, et que de là-bas, il a rapporté avec lui tout son vécu, constitutif de son histoire et de son être. Son expérience de l’exil, il la réduit à ces quelques mouvements : « Essaouira – Paris ; Paris – Trappes 78 ; Trappes – Seine-saint-Denis ». Les déplacements et le déplacé sont alors comme vidés de leur.s sens, désincarnés, dés-assujettis, réduits à des noms de lieux qui eux-mêmes se réduisent à un assemblage de lettres. Cette perte de sens indique une direction : Youssef est ici et il l’est maintenant. C’est partout pareil, en quelque sorte. Et bien qu’il ne soit pas parvenu à reproduire sa vie d’avant, ici, en région parisienne : « J’ai essayé d’ouvrir une boutique, mais ici, ça marche pas pareil. », il n’a pas pour autant renoncé à son identité – plurielle et singulière. Car s’il raconte une ville, c’est bien celle d’Essaouira : « Les murs d’Essaouira, ils jouent le gnawa, le vent il joue la musique. T’as le rythme. ». C’est cette ville qui l’habite. C’est elle qui l’a vu devenir ce qu’il est et qui a fait de lui ce qu’il est. « Le gnawi, c’est un statut, c’est un visage. (…) Moi je fais partie de ça, moi. » Et où qu’il soit, « ça » fait partie de lui. Où qu’il soit, avant tout, il est un gnawi. Cette culture gnawa est constitutive de son être, plus que n’importe quelle autre expression culturelle ou cultuelle. Y renoncer, ce serait renoncer à toute sa personne. C’est sa façon d’être au monde et il veut rester au monde. En cela, il se réincarne, il se ré-assujetti. Un gnawi fabrique son instrument, alors il va le fabriquer : « J’ai décidé de faire mon instrument comme les anciens. Pas besoin de machines électriques. » Il va fabriquer son instrument du début – du film – jusqu’à la fin – du film. Nous le verrons choisir les baguettes de bois, les scier, les assembler, au bord de la Seine, au bord du Canal, dans des parcs, dans la rue… Peu importe où, puisque c’est lui qui fait lieu.
Il fabrique son instrument et il raconte l’histoire de cette fabrication. Il raconte à celui qui le filme. Et celui qui le filme nous le raconte à son tour. Nous n’entendons pas cette voix et pourtant c’est sa voix qui parle, dans ce documentaire. C’est sa voix qui porte celle de Youssef, qui ne soliloque pas, puisqu’il s’adresse à lui qui s’adresse à nous. Ce sont encore les voix prises alentour qui portent le film : cet enfant qui, observant la caisse brute de l’instrument, s’exclame « un bateau ! » et sur laquelle Youssef rebondit en souriant mais sans s’adresser directement à l’enfant, qui est déjà loin : « L’instrument, à la base, c’est un bateau. » Ou encore cette voix d’un comédien en représentation, en plein air, et qui demande depuis l’autre rive : « Est-ce que les choses arrivent d’elles-mêmes ? Sont-elles déjà écrites ? » Ces questions en suspens dont on n’aura pas la réponse, mais que l’on voit s’énoncer sous nos yeux : Youssef écrit son instrument autant que l’instrument l’écrit. Il fabrique un instrument, et il sait que de lui seul dépendra le son qu’il parviendra à en faire sortir. Il ne fabrique pas seulement un instrument : il fait vivre une musique qui, sans l’instrument, ne pourrait pas vivre. C’est cette responsabilité qui lui incombe. Et en même temps qu’il fabrique le guembri, il se fabrique lui-même. Et sous nos yeux se déploient non seulement la musique mais aussi l’homme, le musicien. L’une – la musique – et l’autre – Youssef le gnawi – sont co-existants de l’instrument. Sans lui, ni l’une ni l’autre ne peuvent s’exprimer, exister et vivre. Le processus de fabrication d’un instrument c’est celui de soi : l’instrument fabrique le musicien tout autant qu’il est fabriqué par lui. C’est ce processus de co-construction qui est saillant dans le film. Le musicien, la musique, l’instrument, les trois ne font qu’un. Et l’on comprend qu’au titre, il ne manque rien, pas la moindre virgule : c’est bien lui, Youssef le Guembri.
1Youssef le Guembri, Sylvain Piot, France, 2016, film documentaire